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La plus haute fonction de l’amour est de faire de l’être aimé quelqu’un d’unique et d’irremplaçable.
T. Robbins,
Encyclopédie littéraire de l’Ère atomique.
Béatriz fut poussée dans la coursive et enfermée dans le studio holo improvisé à bord de l’Orbiteur en compagnie de trois techs de l’équipe de Brood. Aucun des trois n’avait participé à la tuerie de la station de lancement, mais ils n’avaient pas grand-chose à lui dire de toute manière. Un grand panneau amovible, derrière elle, cachait les éclairages d’appoint et les miroirs qui encombraient les six cloisons du studio. Le panneau était décoré du même logo que celui qui ornait le revers gauche de sa veste : un œil, bidimensionnel, mais dont la pupille était un foyer holo.
Béatriz adorait être à l’extérieur et n’avait jamais pu se faire à l’atmosphère claustrophobique des studios. C’était l’une des raisons pour lesquelles Ben et elle travaillaient si bien ensemble et, malgré plusieurs propositions, n’avaient pas voulu changer de domaine durant de nombreuses années. La récente promotion dont elle venait de faire l’objet impliquait beaucoup de travail en studio et son contrat lui garantissait – tout au moins sur le papier – un local avec vue sur l’extérieur. Mais elle regretterait toujours le sentiment de dérive qu’elle avait connu dans son enfance d’Ilienne.
Sur l’Orbiteur, on lui avait attribué une cabine côté bordure, à plus d’un kilomètre du studio situé non loin de l’axe. De sa cabine, elle pouvait voir Pandore, au-dessus de son lit, se réveiller et s’endormir chaque jour. Son père, qui était pêcheur, devait faire en ce moment la pause de milieu d’après-midi. Mais au studio, il n’y avait ni jour ni nuit.
Ses instructions, données par Brood, étaient froides et succinctes : « Soyez détendue, nous nous occupons du reste. Vous n’aurez qu’à lire ce qu’il y aura devant vous quand la lumière rouge s’allumera. »
Une petite caméra de la sécurité, fixée tout en haut de la cloison, suivait chacun de ses mouvements. C’était un jouet en comparaison des caméras spécialisées et des triangulateurs qu’elle avait utilisés avec son équipe à la station de lancement. Mais le matériel de l’holovision devenait plus mauvais chaque année. Avec quelques autres, dont Ben et Rico faisaient partie, elle préférait payer son équipement de sa poche plutôt que de dépendre du matériel de la compagnie.
Ben et Rico étaient les meilleurs. Et qui sait si cette dernière bande n’est pas restée dedans ?
Elle se demandait si les hommes de Brood les avaient toutes retirées.
C’est Rico qui a fabriqué ces caméras. Et les triangulateurs aussi. Aucun spécialiste n’aurait pu passer à côté.
Elle éprouva, pour la première fois depuis très longtemps, un réel élan d’espoir. Les caméras n’étaient pas du tout restées à la station de lancement.
Elles sont ici. Tout au moins, elles sont en orbite avec nous.
Elle aurait préféré ne pas penser aux bandes. Pour l’instant, elle voulait se concentrer uniquement sur les caméras. Mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’ils allaient faire des bandes.
Les garder en réserve. Les réenregistrer quand ils auront épuisé les autres.
Quelles que soient leurs intentions, elle doutait qu’ils eussent besoin d’un si grand nombre de bandes. Cependant, elle était certaine que les techs les avaient apportées avec eux. Son sens logique le lui affirmait.
Elles sont peut-être restées à bord de la navette.
Béatriz ne tenait pas à retourner dans cette coursive où les hommes de Brood avaient froidement assassiné les gardes.
Elle leva les yeux vers la caméra de surveillance.
Y a-t-il quelqu’un derrière cet objectif, ou seulement une bande d’enregistrement ?
Elle ne pensait pas qu’ils gâcheraient de la bande pour ça. Quant aux techs, ils l’ignoraient complètement. Ils étaient occupés à des tâches de montage et de mixage. Ils étaient en train de préparer quelque chose qu’elle soupçonnait d’être en rapport avec elle.
Peut-être qu’il n’y a personne derrière.
Le signal de décompte des trois heures se mit à clignoter. Quinze heures. C’était le point de départ de la confection du journal de dix-huit heures. Mettre la main sur les bandes n’était que l’un des problèmes. Les faire passer dans le Journal du Soir de l’holovision sous le regard des hommes de Brood en était un autre. Mais elle savait qui pouvait l’aider à résoudre ce dernier problème. C’était justement la personne qu’elle avait le plus envie de voir en ce moment.
Mack pourrait faire passer le message côté surface, codé sur la bonne fréquence avec un code numérique.
Elle le savait, parce qu’il l’avait déjà fait une fois à la demande de Ben.
Il voulait m’apprendre à le faire, j’en suis sûre. Il devait se dire que j’en aurais peut-être besoin un jour.
Elle n’ignorait pas que la plupart des Pandoriens étaient trop affamés pour se battre. Des milliers d’entre eux n’avaient pas d’autre abri, pour dormir, qu’un trou creusé à même le talus, sous des morceaux de plastique vulnérables aux démons et aux intempéries. Mais sa famille lui avait appris que la lutte armée n’était qu’un moyen parmi d’autres.
Elle se souvenait de ce que disait toujours son grand-père. Elle l’avait répété à Nano Macintosh, la dernière fois qu’ils s’étaient vus : « Education, agitation, organisation. »
Flatterie avait organisé le monde. Aujourd’hui, Béatriz voulait utiliser cette organisation contre lui.
C’était une question de communication. Les gens disposaient de leurs corps. La coordination de tous ces corps serait la clé de leur liberté.
Mais comment ressortir de là vivante ?
Elle n’en ressortirait peut-être pas. Quelle sorte de message pourrait-elle leur faire parvenir alors ?
Cela contribuera peut-être à sauver Ben et Rico, également.
Leur image, cependant, commençait à disparaître, quelque part au fond d’elle-même. Elle essaya d’obliger son esprit conscient, malgré l’état de choc et d’épuisement où elle se trouvait, à récapituler les événements de ces dernières vingt-quatre heures et à se concentrer sur tout ce qu’il y avait à faire.
Il faut absolument que je parle à Mack. Si Brood ne l’a pas… ne l’a pas…
Elle ne voulut pas aller au bout de sa pensée. Elle revint à ce qu’il y avait à faire dans l’immédiat. Le petit studio de l’Orbiteur avait été depuis le début son enfant chéri, son excuse pour rester près des étoiles. Il était légèrement plus vaste que celui de la station de lancement. Flatterie l’avait fait installer de manière à être sûr que le Projet Spationef bénéficierait de la meilleure publicité et d’une attention mondiale. Mais Béatriz savait maintenant que ce n’était, avant tout, qu’une diversion, destinée à faire lever la tête aux gens pendant que Flatterie leur volait leurs bottes.
Le studio était divisé en six unités techniques sans compter l’unique plateau en direct où elle travaillait. L’espace était particulièrement exigu. Six écrans de montage et deux grosses montres assuraient la liaison avec le monde extérieur. Une cascade continuelle d’images se déversait sur les six écrans tandis que l’équipe rédactionnelle côté surface passait en revue les images enregistrées dans la journée sur le terrain et procédait à leur sélection. Il y avait un petit foyer holo, au centre du studio, qui servait de contrôle final, ainsi qu’un grand écran de visualisation derrière lui. Les deux montres, synchronisées avec les gargouillements de son estomac, lui disaient des choses qu’elle n’avait pas envie de savoir.
— Passage à l’antenne dans trois heures, annonça-t-elle.
Mais son pupitre indiquait qu’elle parlait dans un micro qui n’était pas branché. Elle essaya encore en élevant la voix :
— Nous avons cinq heures de retard sur l’horaire.
Pas de réponse. Les techs continuaient à s’affairer comme si elle faisait partie du mobilier. Ils assemblaient et montaient des bandes qui leur étaient transmises de la surface.
Elle passa l’enregistrement du N.P.O. sur l’un de ses écrans et réprima un frisson. Il s’agissait d’une personne, d’un cerveau vivant et pensant… maintenu en vie par une liaison avec un organisme plongé dans le coma. Elle se demandait ce qui avait pu causer ce coma. Ou plutôt, elle était certaine de savoir qui l’avait causé.
— J’ai besoin de parler au docteur Macintosh, dit-elle.
Ce n’était pas la première fois qu’elle le demandait, mais la réponse était toujours la même. Le silence. Les techs avaient réservé le même sort à sa demande depuis qu’ils avaient accosté l’Orbiteur. À en juger par les regards dérobés qu’ils lui lançaient de temps à autre, elle supposait qu’il ne s’agissait pas d’une attitude délibérée de leur part, mais qu’ils obéissaient à un ordre de Brood.
Contrairement à ses prédécesseurs, ce N.P.O. serait doté de la parole, grâce à des relais neuroélectriques. Le moment venu, il pourrait communiquer directement avec la neuromusculature du vaisseau et ressentir tout ce qui transpirerait à bord. Ce qui devrait suffire, selon Flatterie, à assurer son équilibre mental, qui était le point faible des N.P.O. qui l’avaient précédé.
Il était clair, pour Béatriz, que le Directeur ne tenait pas à affronter le genre de conscience artificielle qui avait conduit l’humanité à échouer sur Pandore. Certains pensaient que Nef existait encore et reviendrait un jour. Les caissons hyber qui avaient ramené ici Flatterie, Mack et Alyssa Marsh étaient la preuve, à ses yeux, que, Dieu ou non, Nef pouvait être vivante, et bien vivante.
Si je pouvais amener un de ces techs à me parler, ce serait déjà un coin d’enfoncé contre Brood. Et peut-être un moyen de joindre Mack.
Le Contrôle des Courants et Macintosh ne se trouvaient qu’à quelques mètres de là dans la coursive. Béatriz avait presque l’impression de capter les vibrations de sa voix profonde tandis que son corps massif se déplaçait en se cognant aux meubles de son bureau. Entre le studio de l’holovision et le Contrôle des Courants, il y avait quelques kilomètres de câbles de communication mais pas la moindre porte. Et les deux secteurs étaient insonorisés.
Béatriz essaya de se rappeler ce que Mack lui avait expliqué sur la disposition des lieux. Il avait passé pas mal de temps, lors de ses précédentes visites sur la station orbitale, à l’orienter. Mais elle en avait surtout retenu ses méditations philosophiques, ses rêveries et le son apaisant de sa grosse voix. Elle n’avait rien retenu sur une communication entre les deux salles. Elle avait déjà essayé plusieurs trucs à elle pour le contacter par des moyens électroniques, mais sans résultat.
Il sait que je devais arriver. Il va peut-être venir à ma recherche.
Elle espérait seulement que cela ne signifierait pas pour lui une exécution immédiate.